Utopie des usuriers

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Utopia of usurers de G.K. Chesterton est désormais disponible en langue française sous le titre Utopie des usuriers, édité par les éditions de l’Homme Nouveau. Présentation.C’est un Chesterton peu familier au public français que va découvrir le lecteur en lisant Utopie des usuriers et les autres essais qui lui ont été ajoutés. Chesterton bénéficie, en effet, en France d’une image de joyeux écrivain, jongleur des mots, manieur de paradoxes, capable d’asséner des coups en évitant pourtant toujours qu’ils soient mortels. Que l’on goûte ou non son style, il profite d’emblée d’un instinctif capital de sympathie qui découle certainement d’une corpulence jugée trop imposante pour être vraiment dangereuse.Lecteur, attention! Dans Utopie des usuriers, Chesterton est en colère. D’une colère qui tonne et qui ne s’embarrasse pas de circonvolutions. On pourrait le rapprocher ici de notre Bernanos qui lui aussi a souvent été révolté devant les lâchetés de son époque et n’a pas hésité à clamer son dégoût, s’en prenant avec un talent immense aux « imbéciles » laminés par chacune de ses phrases. La colère de Chesterton, pour être aussi réelle, ne prend pourtant pas les mêmes chemins. Elle n’a pas éteint son humour ni sa capacité à montrer les contradictions d’une situation apparemment normale. S’il tonne et frappe, sa colère est subtile et sa moquerie permanente. Certes, c’est un homme blessé qui écrit et qui déverse son courroux. Mais on sent chez lui comme un effort à ne pas se laisser enfermer dans ce qui pourrait se transformer en haine.Face à une société aux mains des puissances de l’argent, l’écrivain encore jeune–ce recueil paraît en 1917 alors que Chesterton est âgé de 43 ans–ne cache pas son écœurement et dissèque quelques aspects d’un système qui peu à peu donne tous les droits à l’argent au détriment des anciennes valeurs morales. À son habitude, il ne suit pas une démonstration rigoureuse, mais pourfend les fauteurs de scandales, les puissants du moment. L’homme est en colère, nous l’avons dit, mais cela ne l’empêche pas au détour d’une phrase, au coin d’un bon mot, d’inviter son lecteur à contempler une vérité profonde qui traverse le temps.C’est justement en raison de l’universalité de certains de ses propos que nous devons aller à sa rencontre aujourd’hui. Il ne s’agit pas en effet simplement de nous replonger dans une époque révolue et qui, pour une grande part, ne nous concerne qu’indirectement. La lecture de ce petit livre doit nous offrir au contraire l’occasion d’ouvrir les yeux sur notre propre monde et de trouver les ressources nécessaires pour ne pas nous endormir devant un système qui décortique les âmes comme on effeuille une pâquerette et détruit les relations humaines et la vie en société au profit de l’individu-consommateur, sorte de monade perdue dans les étendues du grand marché.La lecture de Chesterton, surtout dans des essais comme ceux-ci, ne doit jamais être une occasion de nostalgie. D’ailleurs, on s’en rendra vite compte en découvrant la prose de l’écrivain anglais : le monde d’hier n’était pas forcément fondé sur de meilleures bases que celui d’aujourd’hui.Livre de colère, essai d’hier pour aujourd’hui, Utopie des usuriers implique cependant pour être pleinement saisi que le lecteur ait à l’esprit trois faits historiques dans lesquels il s’inscrit. Le premier de ces faits concerne directement l’Angleterre ; le second l’Irlande et le troisième, le monde dans son ensemble.Commençons par ce dernier qui habite encore les mémoires contemporaines. Utopie des usuriers paraît alors que l’Europe se déchire dans un premier conflit qui deviendra vite mondial. Certes les articles qui forment la trame de ce petit essai ont été écrits l’année précédant le déclenchement des hostilités. En revanche, les textes qui lui ont été ajoutés évoquent directement cette guerre et l’adversaire de la Grande-Bretagne : la Prusse. À première vue, il ne s’agit pas du meilleur Chesterton. L’homme qui, au début du siècle, avait su s’opposer avec force et talent à la guerre de l’Empire britannique contre les Boers semble s’être mué en propagandiste pour sa nation en guerre. On retrouve le même ton dans La Barbarie de Berlin et les Lettres à un vieux Garibaldien, ou encore, dans un ouvrage dont le titre – paradoxal – ne doit pas tromper : Les Crimes de l’Angleterre. Malgré tout, on reste surpris de trouver dans ces « autres essais » des leçons qui dépassent de loin l’oeuvre de propagande et la contingence du temps.À sa manière, Chesterton perçoit bien que la Première Guerre mondiale sonne le glas d’une civilisation ancienne, que la chevalerie qu’il ne cesse d’exalter dans ses livres et ses articles, va disparaître, emportée par l’immense effort de guerre. D’une façon polémique, il en accuse l’Allemagne, « Krupp peut prétendre à juste titre que les immenses et infernales machines de guerre auxquelles son pays doit presque tous ses succès militaires n’auraient pu être construites que dans les conditions de fabrication tout aussi infernales imposées par la civilisation prolétarienne et urbaine », mais derrière elle, il vise la société industrielle qui a détruit les anciennes solidarités humaines et élevé le bénéfice au rang de valeur suprême. Les récentes guerres en Irak nous ont montré, hélas, que rien n’avait fondamentalement changé. Le lecteur aura cependant bien en mémoire quand il lira les essais de Chesterton que ceux-ci furent publiés dans une époque en guerre qui marque aussi la fin d’un monde. Ne serait-ce qu’à titre historique, nous avons pensé que ces lignes chestertonienne méritaient d’être proposées au lecteur d’aujourd’hui.Utopie des usuriers et autres essais s’insère aussi dans le contexte de l’ « Easter Rising ». En 1916, profitant que le gros des troupes britanniques est occupé à se battre en France, les nationalistes irlandais tentent un coup de force le lendemain de la fête de Pâques. Rapidement et impitoyablement écrasé par la machine de guerre britannique, ce soulèvement n’en reste pas moins le point de départ de la guerre d’indépendance qui se soldera par des accords en 1921, lesquels entérineront la partition de l’Irlande et la création d’un État libre rattaché à la Grande-Bretagne. Chesterton est loin d’être insensible à la situation irlandaise, comme on le lira dans ce livre. Sans être encore formellement catholique–il le deviendra seulement en 1922–, il est révolté par les conditions faites à ce pays majoritairement fidèle à la foi romaine. Plus encore, ses conceptions politiques anti-impérialistes, favorables aux libertés des petites nations, ne peuvent que vibrer face aux revendications nationalistes irlandaises. Il relit d’ailleurs cette épopée irlandaise à travers une vision très personnelle de la Révolution française, vision romantique, peu en rapport avec la complexité de cette période de notre histoire.Mais c’est surtout un évènement touchant directement l’Angleterre qui explique l’existence de ce livre et la sainte colère de Chesterton contre l’injustice sociale. Pendant l’été 1912, son pays fut secoué par un délit d’initiés aussitôt connu sous le nom de scandale Marconi. Tout commença en 1911 quand le cabinet britannique dirigé par Herbert Asquith s’accorda pour mettre sur pied une station de radio d’État en Angleterre et dans le reste de l’Empire britannique. Financièrement, l’enjeu était de taille. L’entreprise qui décrocherait le contrat s’assurerait obligatoirement des revenus importants et une notoriété qui vaudrait, à elle seule, toutes les publicités. L’homme chargé de trouver cette entreprise s’appelle Herbert Samuel, Postmaster General, c’est-à-dire ministre de la Poste. Son choix s’arrêta finalement sur la « Marconi Wireless Telegraph Company » dont l’offre fut acceptée le 7 mars 1912.Un choix normal et compréhensible au regard de la position et la notoriété de Marconi dans le monde de la radio. Seulement, l’un des dirigeants pour l’Angleterre de la « Marconi Wireless Telegraph Company » s’appellait Godfrey Isaacs, non seulement ami d’Herbert Samuel mais également frère de Rufus Isaacs, Attorney General et à ce titre membre du même gouvernement.Il serait trop long de résumer ici toute l’histoire de ce scandale, comparable en France à celui de Panama. Rappelons simplement que Rufus Isaacs, Llyod George, alors Chancelier de l’Échiquier et Alexander William Oliphant Charles Murray, premier baron Murray of Elibank, secrétaire parlementaire au Trésor, seront accusés d’achat et de vente d’actions Marconi à des prix avantageux. L’affaire fera même les titres de la presse française puisque le quotidien Le Matin publiera le 14 février 1913 un article mettant en cause directement Herbert Samuel et Rufus Isaacs. Les deux hommes y étaient accusés d’avoir « acheté les titres de la compagnie au prix moyen de 50 francs environ, qui était la cote de ces valeurs avant l’ouverture des négociations avec le gouvernement et les auraient revendues avec un bénéfice allant jusqu’à 200 francs par titre, à mesure que les négociations faisaient prévoir la conclusion du contrat ». Le 18 février suivant, le quotidien français publiera pourtant un démenti, prétextant qu’il ne s’agissait que de simples rumeurs. Il n’empêche qu’il sera poursuivi en justice par les deux ministres mis en cause.Et Chesterton dans tout cela ? En fait, comme nombre de ses confrères de la presse, le jeune frère de l’écrivain, Cecil Chesterton, alors directeur du journal The New Witness, fondé avec Hilaire Belloc, s’était lancé dans une vive polémique contre le gouvernement, accusé de faire le jeu des financiers et de s’enrichir sur le dos du peuple anglais. Il s’en était particulièrement pris à Godfrey Isaacs, frère de l’Attorney General et surtout directeur de la Compagnie Marconi. Celui-ci le poursuivit devant la justice et le tribunal condamna Cecil Chesterton à une amende de cent livres sterling. Cependant, le tribunal se garda bien de juger le fond de l’affaire. Il n’entendait se prononcer que sur le fait de savoir si Cecil Chesterton avait injustement représenté et dépeint Godfrey Isaacs. Chesterton écrit dans son Autobiographie : « Les jurés furent invités à trouver, et ils trouvèrent, en effet, que le portrait du promoteur de compagnies était inexact.Mais les jurés ne trouvèrent nullement, et il leur fut expressément déclaré qu’ils n’étaient pas compétents pour trouver que la conduite des ministres Marconi avait été régulière ».Toujours dans son Autobiographie, Chesterton aborde cet épisode de son existence avec une sorte de détachement dont il ne faut pas être dupe. Il fut fortement révolté par le fait que son frère Cecil, qu’il admirait profondément, fut condamné le 27 mai 1913 pour « Criminal libel » (diffamation) alors que les ministres s’en tirèrent, certains même recevant un titre nobiliaire. Comme il le confesse pourtant dans le même ouvrage : « C’est la mode à présent de partager l’histoire récente en avant-guerre et après-guerre. Je crois qu’il est presque aussi important de la diviser en jours d’avant Marconi et jour d’après Marconi. Ce fut durant l’agitation provoquée par l’affaire Marconi que l’Anglais moyen perdit son incurable ignorance ; ou, plus simplement, son innocence ». N’en doutons pas : Chesterton est bien cet Anglais moyen et c’est bien lui qui perdit alors son innocence politique à l’occasion de ce scandale.L’affaire Marconi eut pour ce dernier une autre conséquence. Il collaborait au Daily News depuis le 6 janvier 1901. Or la direction de ce journal soutint le gouvernement au moment de l’affaire Marconi, ce qui révolta bien évidemment le chroniqueur. Son dernier article dans le journal libéral date du 1er février 1913, mais c’est la direction qui prit l’initiative de le remercier. À partir du mois d’avril suivant, il trouva refuge au Daily Herald qui venait d’être lancé l’année précédente par les milieux syndicalistes et socialistes. Cette collaboration dura jusqu’au 26 septembre 1914 et permit à Chesterton d’écrire les articles réunis plus tard sous le titre d’Utopia of Usurers. Lors de sa publication en 1917, l’ouvrage ne fut pas publié en Angleterre, en raison de sa virulence, mais directement à New York.À l’heure où la mondialisation se construit de plus en plus sur les forces de l’argent, souvent sans aucune considération pour le bien commun des peuples et des nations, il n’est peut-être pas inutile de relire ce cri de colère d’un homme aussi pacifique que G.K. Chesterton. Avant tous les parallèles que nous pourrons établir avec notre propre époque, celui-ci nous apprend qu’il y a un moment où le silence se fait complice et qu’il faut se réveiller au moins pour respecter son propre honneur. Puissions-nous trouver, nous aussi, la force nécessaire à l’indignation en vue de construire une société plus digne et plus humaine.

Philippe Maxence

Philippe Maxence is editor-in-chief of the Catholic journal L’Homme Nouveau and the author of numerous books, including Pour le réenchantement du monde: une introduction à Chesterton (2004) and Maximilien Kolbe: Prêtre, journaliste et martyr, 1894-1941 (2011).

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